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La Commission européenne veut retirer les Émirats Arabes Unis (EAU) de la liste des pays à risque pour le blanchiment : pourquoi je m’y oppose

23 avril 2024

Dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, il existe deux types de pays.

D’un côté, ceux qui essaient réellement d’améliorer les choses ; ils mettent en place des systèmes efficaces d’identification et de confiscation de l’argent sale, ils traquent les criminel·le·s et les fraudeur·se·s et s’assurent de la bonne application des sanctions internationales.

De l’autre, les passagers clandestins, autrement dit ces États qui « surfent sur la vague » du blanchiment et prospèrent sur le dos des autres. Ils agissent comme facilitateurs du blanchiment en espérant bénéficier économiquement de l’argent issu des crimes, des guerres et des trafics en tous genres. Pour les oligarques et autres criminel·le·s qui cherchent à légitimer leur argent sale, ces pays sont la porte d’entrée du système financier mondial. Du pain béni.

Les Émirats Arabes Unis (EAU), parmi lesquels figure Dubaï, sont de ces derniers. Régulièrement, des ONG, des journalistes et des lanceur·se·s d’alerte pointent du doigt l’État du Golfe qui serait coupable de petits arrangements avec des oligarques russes et biélorusses, des criminel·le·s de guerre et autres groupuscules terroristes. En 2022, le scandale Dubaï Uncovered avait révélé l’ampleur des investissements étrangers, notamment russes, dans l’immobilier de luxe émirati. L’enquête avait montré que des centaines de membres de l’élite politique russe proches du Kremlin mais aussi des dizaines d’Européen·ne·s impliqué·e·s dans des scandales de corruption et de blanchiment possédaient des biens immobiliers dans l’Émirat, attiré·e·s par la promesse d’un système financier totalement opaque et des avantages fiscaux.

Pourtant, le 23 février 2024, le Groupe d’action financière (GAFI), l’organisation intergouvernementale de référence en matière de blanchiment, a annoncé le retrait des EAU de sa liste de vigilance. La Commission européenne, qui avait pourtant tardé à suivre la décision inverse du même GAFI, ne s’est pas faite prier : trois jours plus tard, le Parlement européen était notifié du retrait à venir des EAU de la liste européenne.

Derrière les deux décisions, la même raison : la pression politique de la part d’États, qui voient dans les Émirats un partenaire stratégique à des fins géopolitiques et surtout énergétiques !

C’EST QUOI, LA LISTE DES PAYS TIERS À HAUT-RISQUE DE L’UNION EUROPÉENNE ?

La liste européenne des pays tiers à risque en matière de blanchiment répertorie tous les États tiers dont les règles et politiques sont laxistes vis-à-vis des oligarques, terroristes, criminel·le·s et autres adeptes du blanchiment.

Le fichage par l’UE de ces pays conduit à des contrôles renforcés de la part de toutes les entreprises européennes, en particulier les banques, qui font des affaires avec des firmes établies dans ces pays. Cela complique considérablement la tâche des blanchisseur·se·s et pénalise fortement l’économie du pays qui se montre trop complaisant vis-à-vis des criminel·le·s. Les études estiment que le fichage se traduit par une baisse d’environ 3% des investissements étrangers dans le pays listé.

Le problème : la liste est éminemment politique. La Commission européenne fait l’objet de pressions très importantes de la part des États membres qui pensent avant tout à leurs intérêts commerciaux ou géopolitiques. Ce sont ces pressions qui expliquent le délai hautement anormal pour ajouter les EAU sur la liste européenne (plus d’un an après la mise à jour de la liste du GAFI !) et qui expliquent aujourd’hui son retrait. Entre la lutte contre le blanchiment et l’approvisionnement en gaz et en pétrole de certains pays européens : l’Union européenne a choisi le gaz !


En quoi ce retrait est-il hautement problématique ?

1. Vitesse et précipitation

C’est l’indice qui m’a mis la puce à l’oreille. En 2022, la Commission européenne avait tergiversé pendant près d’un an après le fichage des EAU par le GAFI pour finalement ajouter le pays à la liste européenne. En janvier 2024, la décision inverse a pris quelques jours !

La Commission européenne nous dit que les EAU « ont remédié à leurs défaillances stratégiques » en réformant leur cadre de lutte contre le blanchiment d’argent. Ils auraient « amélioré leur compréhension des risques de blanchiment et de financement du terrorisme », « renforcé leur coopération internationale », « accru les enquêtes et poursuites » et « assuré une mise en œuvre efficace des sanctions financières ciblées [sur les oligarques russes et biélorusses] ». Outre que les détails de ces réformes ne nous ont pas été transmis, rien n’est assuré en ce qui concerne leur mise en œuvre ! En matière de lutte contre le blanchiment comme en matière de politique, les promesses ne peuvent suffire.

2. Oligarques russes et criminels de guerre soudanais : les relations peu fréquentables des Émirats

Par ailleurs, les Émirats sont loin d’avoir montré patte blanche. N’en déplaise à la Commission européenne et à celles et ceux qui veulent absolument acheter leur gaz, le prix à payer est celui du soutien à la guerre d’agression russe contre l’Ukraine et le soutien à des crimes de guerre au Soudan. 

Vous avez forcément entendu parler des sanctions européennes à l’encontre de la Russie. À la suite de l’invasion russe illégale et meurtrière de l’Ukraine, l’UE a adopté divers « paquets de sanctions » censés mettre à genoux l’économie russe et empêcher que les Européen·nes ne financent indirectement la Russie de Poutine. Ces sanctions concernent les oligarques russes et biélorusses et autres individus proches du pouvoir politique russe. Elles prohibent aussi le commerce de certains produits stratégiques avec la Russie, armes, produits énergétiques et minerai, comme l'or, mais aussi l’exportation d’euros, afin d’éviter que les Russes utilisent la monnaie européenne pour se financer sur les marchés mondiaux.

3. Les EAU violent ces sanctions de façon flagrante.

Des évaluations récentes menées par des ONG, comme Transparency International, et des entreprises d’analyse financière sur les statistiques commerciales russes prouvent que des banques d’État russes obtiennent des millions de billets de banque en euros et en dollars par l’intermédiaire de sociétés basées aux Émirats Arabes Unis. En échange de lingots d’or qui viennent alimenter le Trésor public émirati, la Russie continue à recevoir des liquidités en euros et dollars qui lui permettent de s’endetter sur les marchés mondiaux, d’éviter les sanctions sur le rouble et, in fine, de financer sa guerre en Ukraine.

De plus, l’immobilier émirati continue de cacher les oligarques et criminel·le·s du monde entier. Dubaï, en particulier, est une destination providentielle pour l’argent illicite ou suspect. En 2022, les révélations Dubaï Uncovered avaient révélé la liste des criminel·le·s qui trouvaient refuge et blanchissaient leur argent grâce à des propriétés de luxe dans l’émirat. Les dernières données analysées par Transparency International montre que le problème est loin d’être réglé : 58 personnes suspectées d’être coupables de blanchiment possèdent toujours de l’immobilier à Dubaï, parmi lesquelles 18 personnes politiquement exposées russes sous sanction internationale.

4. Mais les crimes russes ne sont pas les seuls que les EAU aident à couvrir.

Il y a peu de chance que vous ayez entendu parler de l’atroce « guerre des généraux » au Soudan. Ce conflit armé qui dure depuis avril 2023 et oppose les milices paramilitaires des Forces de Soutien Rapide (FSR) aux forces militaires du dictateur Abdel al-Burhan ne fait pas la Une des journaux. Pourtant, c’est une énorme crise humanitaire qui se déroule au Soudan alors que le monde détourne les yeux. Depuis le début de la guerre, on compte déjà des dizaines de milliers de mort·e·s, des millions de déplacé·e·s internes, des milliers de civils qui subissent des massacres ethniques et des pillages et 25 millions de personnes qui dépendent de l’aide humanitaire qui n’arrive que faiblement. Or, qui est le premier soutien des milices paramilitaires au Soudan ? Vous l’avez en mille : les Émirats Arabes Unis.

Un récent rapport du groupe d’experts des Nations Unies sur le Soudan a mis en évidence le rôle des EAU dans l’aide financière et militaire apportée aux FSR en important de l’or que des sociétés soudanaises sous sanctions font sortir illicitement du Soudan et en le blanchissant. L’État du Golfe fournit aussi des armes aux mêmes milices, en violation complète de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU et l’Union européenne.

Il est inexplicable de retirer les EAU de la liste de l'UE quand les preuves de leur implication dans les réseaux de blanchiment et de criminalité mondiaux sont si irréfutables. L’évaluation objective et technique des faits que la Commission européenne est censée faire n’aurait pas dû conduire à ce retrait, il ne reste donc qu’une seule option : cette décision est politique. L’UE choisit le gaz et le pétrole émirati au détriment de la paix en Ukraine et au Soudan. C’est totalement contre-productif pour le succès des propres sanctions européennes et autres mesures pour promouvoir la paix. C’est aussi immoral au regard de l’implication des Émirats dans les conflits ukrainiens et soudanais. L’Union européenne qui se targue d’une politique internationale morale, sponsorise l’invasion russe de l’Ukraine et les atrocités au Soudan. Celles et ceux qui affichent leur soutien sans faille à l'Ukraine et n'excluent "aucune option" sont les mêmes qui agissent en coulisse pour retirer les EAU de la liste européenne et ainsi faciliter le financement de la guerre meurtrière de la Russie en Ukraine. C’est hypocrite et abject.


Qu’est-ce que je compte faire ?

Le premier temps était celui de la collecte d’informations. À la suite de la publication de l’acte délégué actant le retrait des EAU de la liste européenne de surveillance, le 15 mars 2024, le Parlement européen dispose de deux mois pour objecter à cette décision. Dans un esprit constructif, j’ai d’abord demandé des explications à la Commissaire européenne aux Services financiers, stabilité financière et union des marchés des capitaux, Mairead McGuinness, sur les détails des évaluations menées et la procédure suivie. On m’a répondu « circulez, il n’y a rien à voir ». C’était mal me connaître.

Après des discussions poussées avec des expert·e·s de la société civile, j’ai acquis la certitude que ce retrait était dangereux et illogique. La procédure de consultation donne au Parlement européen la possibilité d’objecter par un vote en séance plénière contre la décision de la Commission : il faut saisir cette opportunité !

J’ai donc déposé une résolution pour objecter contre cette liste honteuse. D’ici à la prochaine séance plénière de Strasbourg, le 22 avril 2024, il s’agit de réunir une majorité dans ce sens.

Au vu des preuves accablantes de l’implication des EAU dans les circuits de blanchiment mondiaux et l’évasion des sanctions européennes, une majorité progressiste peut être trouvée. Le combat continue !