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Traversée par les vents, d’Habiba Djahnine

26 mars 2024

Habiba Djahnine, poète, cinéaste et militante féministe algérienne, publie aux Éditions Bruno Doucey un recueil dont les mots résonnent chaque jour, au rythme des drames de la migration. Traversée par les vents est une exploration des sentiments liés à l’exil, à l’effroi de la mort, et à la mémoire que l’on conserve. Une lecture qui s’imprime sur notre esprit et dont la pensée nous accompagne pour longtemps.

Encore terriblement marqué par la disparition en Manche de Rola, 7 ans, une jeune enfant qui essayait de rejoindre le Royaume-Uni avec ses parents, le 3 mars dernier, le poème d’Habiba Djahnine “La Méditerranée n’est pas bleue” me revient en mémoire.

Extrait

La Méditerranée n’est pas bleue
Elle est rouge sang
L’océan n’est pas gris
Il est en deuil
La mer du Nord n’est pas vert opale
Elle est complice
Et la mer morte
Quelle couleur a-t-elle ?

Les journalistes Nejma Brahim et Bérénice Gabriel ont rencontré les parents et les frères de Rola, suite au décès de la fillette, pour raconter ce drame à la frontière franco-britannique. Nour et Muhammed sont assis, sur un banc, face à la caméra, et racontent leur tentative de traversée. Un passeur leur avait promis un bateau de 8 mètres. En arrivant avec leurs quatre enfants à l’embarcadère, ils découvrent un petit canot pneumatique de 2,5 mètres avec 20 personnes à bord, sans accès à des gilets de sauvetage. Dès leur départ, à plusieurs dizaines de mètres de la côte, l’embarcation prend l’eau et chacun doit essayer de survivre en atteignant le rivage. Les parents sauvent leurs enfants qu’ils voient autour d’eux, mais personne n’aperçoit Rola. En arrivant sur la côte, c’est trop tard. La fillette de 7 ans est décédée, victime de la violence des frontières, de l’incapacité des Etats à mettre en place des voies d’accès sûres et légales à leurs terres.

Nos politiques tuent. Seulement quelques jours après ce drame, de nouvelles révélations du journal Le Monde en collaboration avec Lighthouse Reports apportent des preuves des techniques agressives utilisées par la police en Manche, pour empêcher les traversées d’exilé·es. En crevant leurs canots pneumatiques, la police met en extrême péril des femmes, ces hommes et ces enfants. Des vidéos reviennent sur ces faits illégaux, cruels, et extrêmement préoccupants, perpétrés par la police.

Rola avait les cheveux aussi longs qu’elle, elle faisait de la danse et parlait trois langues.
Elle était belle, coquette, c’était un ange.

Ce jour-là, le 3 mars 2024, Rola a perdu la vie en Manche, comme des milliers d’exilé·es. Elles et ils ne sont pas simplement des corps, mais sont bien des êtres humains, des frères, des sœurs, des maris, des femmes, des fils et des filles. Elles et ils sont aimé·es, et seront pleurés chaque jour. Les mers et les océans sont devenus des lieux d’échouement, où les vies se perdent, tandis que les espaces de commémoration, de recueillement, manquent. L’Union européenne manque à tous ses devoirs : absence de solidarité entre Etats membres, une cruauté et un déni d’humanité grandissant envers les exilé·es. Qu’il s’agisse de la Méditerranée, de l’Atlantique ou de la mer du Nord : quelles que soient leur couleur, ces immensités marines ont de semblables ces histoires de violences aux frontières.

Je repense à ce poème et je me dis que la Manche n'est ni bleue, ni brune. Elle est une fosse commune.

Habiba Djahnine sait trouver des mots universels pour parler d’histoires qui lui sont personnelles. Le rapport à la mort et à la mémoire, Djahnine le questionne depuis l’assassinat de sa soeur le 15 février 1995. Cette militante féministe, Nabila Djahnine, fut tuée lors de la guerre civile algérienne, à Tizi Ouzou. Quelques jours après ce drame, Habiba Djahnine est contrainte à l’exil avec sa famille et arrive en France. Répression politique et guerre civile en Algérie, mémoire et reconstruction suite à l’extrême violence, mouvements de lutte des femmes en Algérie et militantisme sont les sujets qui parcourent sa filmographie et ses écrits.

Dans Traversée par les vents, les poèmes d’Habiba Djahnine font écho aux vécus éprouvants des exilé·es sur les routes de la migration. Je vous en recommande la lecture. Parmi ces textes, l’un en particulier me fait penser à toutes celles et ceux qui ont pris la route de l’exil et se sont retrouvé·es abandonné·es dans le désert de l’enfer lybien. Ce poème n’a pas été écrit dans ce contexte-ci, mais trouve sa force dans son universalité. Le voici.

Extrait

Du désert j’entends le cri
Dans le détail du regard humain
J’entrevois le sens du grand voyage
Sur chaque ciel une mémoire écrite
Sur chaque mémoire écrite une vie
Dans l’immense pays
La chaleur n’en finit pas
d’inventer des couleurs
Mirage
Danse interminable
Distances invisibles
Étendues minérales
Mon regard se perd
Avec les milliers de regards humains
Du désert j’entends le cri.

Bonne lecture.