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12 janvier 2024

Sur le terrain dans la forêt de Białowieża : une zone de non-droit aux portes de l’Europe

Journal de bord de mon déplacement à la frontière Pologne-Bélarus, du 8 au 10 janvier 2024

L’année 2024 commence pour moi sur le terrain. Je vous écris depuis la forêt de Białowieża, à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Dans la dernière forêt primaire d’Europe, j’ai vu le paradis : ces arbres enneigés et cette nature sublime. Et l’enfer : ce mur de 187 km de long, prévu pour empêcher aux chercheurs et chercheuses de refuge l’accès au sol de l’Union européenne. Je reviens sur ce déplacement, je vous explique ce que j’y ai vu, et j’énonce quelques pistes d’action pour que les refoulements illégaux de milliers d’exilé·es dans cette forêt et la destruction de cette nature préservée cessent.

1. Un mur de la honte, illustration de l’Europe forteresse

La forêt de Białowieża, c’est cette forêt de 125 000 hectares, qui sépare la Pologne du Bélarus :

Cette séparation n’est pas seulement faite d’arbres et de sentiers. Elle est désormais cloisonnée par 187 kilomètres de béton, de barbelés et de détecteurs de mouvements. La triste réalité que je suis venue constater, c’est celle de l’Europe forteresse qui sévit et cherche à se consolider à toutes ses frontières. Alors que cette forêt, formée à la dernière ère glaciaire il y a plus de 10 000 ans, avait été jusqu’ici protégée de toute trace d’activité humaine, avec à la clé une foisonnante biodiversité et une haute valeur de naturalité, ce mur “anti-exilé·es” est venu tout bousculer, tout détruire. La nature, comme les vies humaines. Ce mur, le voici en images

Ce mardi 9 janvier, alors que nous marchons dans la forêt pour arriver à ce mur, la température est de -10°c. La nuit dernière, il faisait -17°c. Si le froid me faisait déjà frissonner, ce n’était rien face à la réalité que j’allais constater, qui elle, fait encore plus froid dans le dos. C’est en juin 2022, au cœur de la crise frontalière entre le Bélarus et l'Union européenne, que ce mur commence à se dresser entre les deux pays. Dès novembre 2021, je lançais l’alerte au Parlement européen sur le sort réservé aux chercheuses et chercheurs de refuge à cette frontière, manipulé·es par le régime bélarus. À des fins de représailles géopolitiques envers la Lituanie et la Pologne, le Bélarus organise depuis mai 2021 un véritable “chantage migratoire” à l’UE. Les autorités délivrent de nombreux visas aux personnes venant du Moyen-Orient, qui, une fois arrivées au Bélarus, sont conduites à la frontière avec l’UE, où les garde-frontières bélarusses les laissent passer voire les forcent à traverser, de façon irrégulière. Dès l’été 2021, les exilé·es étaient déjà des milliers à errer dans la forêt, et à se faire refouler illégalement par les garde-frontières polonais vers le Bélarus, où le respect de leurs droits fondamentaux comme de leur intégrité physique est menacé. En 2024, qu’est-ce qui a changé ? Rien ou presque. Les pushbacks continuent. Les droits humains et le droit à demander l’asile sont foulés au pied. Les barbelés ont définitivement cédé la place à cet ignoble mur. 

Alors que 56 personnes, femmes, hommes et enfants, ont perdu la vie dans cette forêt en 2023, que plus de 200 personnes sont toujours disparues, un nombre largement sous-estimé, la Pologne n’a cessé de renforcer et militariser ce mur. La honte européenne.

Ce mur illustre la manière dont l’Europe se cadenasse derrière des barrières, réelles ou chimériques, pour s’affranchir de  ses obligations en matière d’asile et d’accueil des exilé·es. Ce mardi 9 janvier, lorsque nous arrivons près du mur, les forces de l’ordre postées quelques centaines de mètres plus loin, s’avancent vers nous et nous interdisent de prendre des photos ou de filmer le mur, tout en nous imposant une distance de sécurité. Avec ma collègue eurodéputée polonaise Janina Ochojska, nous sommes aux côtés d’activistes et élu·es de la région, qui nous montrent les multiples rangées de barbelés, et nous informent qu’un nouveau mur devrait venir se superposer à celui-ci, déjà infranchissable. Ce mur ne change rien au  nombre d’exilé·es qui veulent demander l’asile dans l’UE. En revanche, ce mur menace et prend des vies et détruit la biodiversité. Vouloir nous empêcher de documenter cette réalité ne la rendra pas moins cruelle. Notre mission d’observation se poursuit…


2. Vies volées, environnement saccagé, biodiversité menacée : la forêt de Białowieża est devenue une zone de non-droit

Pourtant reconnue en tant que réserve de biosphère et classée au patrimoine mondial de l’UNESCO dès 1979 par cette institution des Nations Unies, la forêt de Białowieża est aujourd’hui sacrifiée sur l’autel  de politiques migratoires ultra-sécuritaires, indignes et inefficaces. Vue du ciel, la balafre infligée à la forêt par le chantier est encore plus flagrante. Cette ligne, fracture au milieu de la nature, détruit tout sur son passage : vies humaines, vies animales, et le vivant dans son ensemble. 

  • Un écocide en cours dans un silence de plomb

Après ces premières observations dans la forêt le matin, je rencontre des scientifiques engagé·es dans la défense de la forêt primaire. Nous profitons du temps du déjeuner pour échanger sur les enjeux environnementaux depuis la construction du mur. Ce qu’elles et ils me racontent est édifiant : 

  • Avant la construction du mur, aucune étude d’impact n’a été réalisée. Aucun biologiste n’a été consulté avant de prendre cette décision, alors même qu’elle aurait de toute évidence un impact sur  cette zone protégée ! Les conséquences des chantiers sur l'environnement et la biodiversité, l'abattage de milliers d’arbres, l’utilisation de béton et d’acier au milieu d’une faune et d’une flore d’une qualité exceptionnelle étaient faciles à prévoir. Tout cela, le gouvernement polonais l’a délibérément ignoré. 
  • Depuis sa construction, les scientifiques demandent aux autorités d’étudier l’impact du mur sur la faune et la flore. Sans surprise, ces demandes sont toutes rejetées. La collecte de données sur les déplacements de la faune est désormais impossible 

Les preuves sont pourtant là, sous nos yeux : des animaux morts, d’autres gravement blessés en tentant de franchir les barbelés, des lieux inexplorés devenus des chemins défoncés par le passage des camions. L'indifférence des autorités est tout simplement criminelle. Désemparé·es, les scientifiques essaient d’alerter sur ces atteintes épouvantables à la biodiversité dans la dernière forêt primaire d’Europe. Ils et elles comptent beaucoup sur  la visite prochaine d’une délégation de l’UNESCO. 

En attendant, je vous relaie ce qu’ils m’ont transmis, et j’alerte à mon tour sur cette situation tragique. J’appelle, à leurs côtés, à la réalisation d’études d’impact du mur sur la biodiversité de ce site magnifique, qui bientôt, n’existera plus, si ce chantier et d’autres sont poursuivis. Je sors de cette rencontre avec une certitude : l’Europe forteresse tue. Des femmes, des enfants, des hommes. Mais aussi la nature. Le vivant. 

  • Le traitement inhumain des exilé·es enterre pour de bon l'État de droit en Pologne

La violence de ce mur “anti-migrant·es” s’exerce aussi, bien évidemment et malheureusement, sur les premier·es concerné·es : les exilé·es. Venant de Syrie, d'Erythrée, d’Afghanistan, du Yémen ou de Somalie, les milliers de chercheuses et chercheurs de refuge qui empruntent cette route font face à des conditions extrêmement difficiles. Les températures glaciales, le manque d’équipement pour y faire face, la nature parfois hostile et les menaces de certaines espèces de la faune locale, l’immense étendue à traverser : la forêt de Białowieża est aussi belle que hostile. 

Après le déjeuner avec les scientifiques, je continue ma visite de terrain et je m’entretiens l’après-midi avec plusieurs représentant·es d’associations, activistes et ONGs de défense des exilé·es sur place, notamment Grupa Granica et Médecins Sans Frontières.  Elles et ils m’expliquent les dynamiques entre les différentes organisations et activistes présent·es à la frontière, et nous échangeons sur les enjeux d’une stratégie commune de coordination, en particulier avec les élu·es de la région. Enfin, avec les élu·es présent·es et les activistes, nous essayons d’élaborer une stratégie pour alerter le nouveau gouvernement de Donald Tusk sur la nécessité d’arrêter immédiatement les pushbacks à la frontière.

Au cours de nos discussions, ils et elles me rappellent que l’ancien gouvernement polonais imposait aux exilé·es de se rendre à l’un des six points pré-déterminés de passage à la frontière pour demander l’asile légalement. Leur approche était la suivante : si vous êtes présent·es ici illégalement, c’est-à-dire que vous ne faites pas une demande d’asile, c’est votre responsabilité si vous périssez dans la forêt de Białowieża. 

Maintenant que le gouvernement ultraconservateur du PiS est remplacé par une coalition pro-européenne, il faut revenir sur ces fameux points de passage à la frontière. J’apprends en échangeant avec les associations que tous les points de passage frontaliers sont désormais fermés du côté belarusse. On empêche les exilé·es d’y accéder ! Je n’en suis malheureusement pas étonné : le Bélarus, que l’UE dépeint comme un “pays sûr”, multiplie les atteintes à la vie des exilé·es. Les chercheuses et chercheurs de refuge n’ont donc pas d’autre choix que de franchir illégalement la frontière. Maintenu·es délibérément dans l’irrégularité d’un côté de la frontière, criminalisé·es de l’autre. C’est le serpent qui se mord la queue. Et la vie des exilé·es n’est plus qu’un pion dans un jeu géopolitique mortifère entre un gouvernement européen illibéral et une dictature pro-russe

Le lendemain, mercredi 10 janvier, je m’entretiens avec des représentant·es de l’organisation d’action humanitaire polonaise Polish Humanitarian Action - PAH, fondée il y a 30 ans par ma collègue eurodéputée Janina Ochojska. Cette organisation est l’une des plus importantes en Pologne en termes d’action humanitaire avec des programmes partout dans le monde (Somalie, Soudan du Sud, Yémen, Ukraine…). Depuis la fin de l’année 2021, la PAH coordonne une mission à la frontière avec le Bélarus, en soutien aux mouvements solidaires déjà présents. 

Nous nous retrouvons dans l’un de leurs entrepôts à Bialystok, où des équipes logistiques gèrent les stocks pour les opérations d’aide humanitaire à la frontière. J’en apprends plus sur les conditions de vie des exilé·es en Pologne, après leur traversée de la frontière. 

  • Premièrement, la quasi-totalité des exilé·es, qu’ils ou elles demandent une protection internationale ou non, est retenue dans des centres fermés. Y compris les familles avec enfants. Privé·es de liberté. Aujourd’hui, cela représente près de 700 personnes en centres fermés, sans véritable accès à du conseil juridique, livré·es à eux et elles-mêmes pour se sortir de détention. Cette privation de liberté est insupportable ! 
  • Dans ces centres de détention, les conditions de vie sont terribles : les grèves de la faim et les tentatives de suicide s’enchainent, la santé physique et mentale des exilé·es est lourdement altérée par la détention, qui peut durer jusqu’à 18 mois.
  • Une fois dans ces centres fermés, les exilé·es ont seulement 7 jours pour faire appel de leur placement en détention, sans recevoir d’information sur la démarche à suivre ! 
  • Si les exilé·es réussissent à sortir de détention (alors même qu’ils et elles n’ont commis aucun acte ne justifiant cette privation de liberté, je tiens à le rappeler), elles et ils ne recevront aucune aide pour s’intégrer : pas d’apprentissage du polonais, pas de scolarisation des enfants, pas de programme spécifique de formation en entreprise… C’est le même souci avec les exilé·es venu·es d’Ukraine : les politiques sont réfléchies à si court terme qu’aucune intégration n’est possible.

Le constat est clair. À la frontière entre la Pologne et le Bélarus, l’Etat de droit n’est plus. 
Il nous restait à aborder le pire : les pushbacks ou refoulements illégaux.

Pushbacks ou refoulements illégaux

Définition

Un pushback est défini par le droit international comme : “diverses mesures prises par les États qui ont pour conséquence que les migrants, y compris les demandeurs d'asile, sont sommairement renvoyés de force dans le pays où ils ont tenté de traverser ou ont traversé une frontière internationale sans avoir accès à la protection internationale ou aux procédures d'asile ou sans qu'il ne soit procédé à une évaluation individuelle de leurs besoins de protection, ce qui peut entraîner une violation du principe de non-refoulement".

Dans la forêt de Białowieża, les pushbacks sont légion. Sur 17 000 personnes qui ont essayé de franchir la frontière, 3 000 personnes au moins ont déclaré avoir expérimenté des pushbacks. Soit ⅓ des personnes aidées par l’association Grupa Granica. Si je suis étonné par ces chiffres, je ne découvre pas l’existence de ces pratiques illégales à la frontière polonaise, nous en avons largement débattu au Parlement européen. C’est pourquoi, lors de ce déplacement, nous avons mis un point d’honneur à agir contre ces pushacks. Je vous raconte !


3. La lutte contre les pushbacks au coeur de ce déplacement de terrain

Sur le terrain, l’ensemble des solidaires à la frontière s’accorde : mettre fin aux refoulements illégaux est la priorité absolue. Pour ça, il faut réussir à obtenir un rendez-vous avec le nouveau Premier ministre polonais, Donald Tusk. Leurs demandes sont claires : d’abord, stopper les pushbacks, ensuite, faire reconnaître le caractère contre-productif du mur, et le réduire progressivement plutôt que de le consolider.

En ce sens, nous avons organisé avec ma collègue Janina Ochojska une conférence de presse, directement dans la neige et le froid, pour alerter les journalistes sur les pushbacks en cours, et interpeller le nouveau premier ministre Donald Tusk. Les refoulements étant illégaux, nous sommes extrêmement inquiets quant aux menaces et atteintes à l’Etat de droit en Pologne. Sur cette question, le premier ministre polonais peut agir ! 

Dans le même temps et pour accentuer la pression, les ONG lui ont adressé un courrier pour exiger la fin des pushbacks et exprimer leur profonde inquiétude concernant le respect de l’Etat de droit en Pologne. Vous la trouverez ici, traduite en français par mon équipe. Plus nous serons nombreux·ses à interpeller le gouvernement polonais, plus plus nous aurons de chance de faire entendre la voix des humanistes, des solidiaires, des défenseur·ses des droits, notre voix, sans qui l’Europe ne serait plus qu’un ilot, barricadé derrière des murs protégés par des hommes surarmés. Nous refusons que l’Europe forteresse gagne. Avec elle, c’est l’Etat de droit qui disparaît, et tout le projet européen de paix et de justice qui s’évapore. Sur le terrain, fort des échanges avec les associations, les activistes et les élu·es de la région, je veux porter un message d’espoir : battons-nous ensemble, pour que les droits humains ne soient pas qu’un projet et un rêve, mais une réalité de chaque instant, à chaque frontière et partout dans  l’UE. 


4. De retour de Pologne : comment organiser l’après ?

Cette mission sur le terrain touche à sa fin, mais mon esprit, lui, est toujours au milieu des épicéas enneigés. Entre paradis et enfer, je quitte la Pologne avec une énergie et une volonté démultipliées, pour poursuivre mes combats pour le respect des droits fondamentaux et l’Etat de droit partout dans l’Union européenne, aussi bien que pour la préservation de la biodiversité, le respect de l’environnement et le climat. Sur place, nous avons alerté le gouvernement local, nous avons apporté notre soutien à tous·tes celles et ceux qui œuvrent, d’un côté pour la préservation de cette forêt primaire, de l’autre pour les droits des exilé·es. 

Je leur ai promis de relayer leurs luttes, leurs craintes et leurs espoirs, de vous informer et qu’ensemble, nous puissions alerter et lutter contre le double désastre en cours à Białowieża.

Quand je vais à votre rencontre, vous me demandez parfois : comment agir à notre échelle ? Que peut-on faire, de là où l’on est, pour agir contre ces injustices ? Vous pouvez soutenir ces associations sur place, en partageant leurs combats et en diffusant leurs appels aux dons. Leur courrier au Premier ministre Donald Tusk, leurs actions méritent notre attention. Partager leurs actions, dans votre entourage ou en ligne : c’est déjà agir. 

S’informer, arriver jusqu’à la fin de ce journal de terrain, c’est aussi participer au combat. C’est être au courant, et pouvoir en parler autour de vous, informer sur les conséquences concrètes de politiques migratoires toujours plus dures.

Si la situation à la frontière Pologne-Bélarus vous intéresse, je vous invite à me rejoindre au cinéma Le Balzac, à Paris, à la projection en avant-première du film réaliste et déchirant Green Border de la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland, le 19 janvier, à 20 heures. J'interviendrai lors de cette séance pour évoquer mon déplacement sur le terrain et comment le Pacte européen asile et migrations prochainement adopté rendra nos frontières plus hostiles et meurtrières encore. Il sera ensuite dans toutes les bonnes salles de cinéma de France à partir du 7 février. Soyez nombreux·ses à le découvrir et en parler autour de vous : sensibiliser, c’est aussi agir !

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