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21 janvier 2023

Devoir de vigilance - Quelle responsabilité des entreprises européennes ?

1135

c’est le nombre de morts dans l’effondrement du Rana Plaza en 2013

Le Rana Plaza, un immeuble de Dacca, la capitale du Bangladesh, abritait des ateliers de confection employant près de 5000 personnes travaillant dans des conditions indignes et dangereuses : 4 étages sur les 8 avaient été construits sans permis, avec la complicité d’autorités corrompues; les normes de sécurité élémentaires n’y étaient pas respectées etc. La veille, des fissures étaient apparues. Des inspecteurs avaient requis l’évacuation et la fermeture du bâtiment. Pourtant, le jour du drame, la direction des ateliers textiles avait menacé les ouvrier·es, réticent·es à venir travailler dans cet environnement dangereux, de retenir leurs salaires voire de les licencier.

Au-delà de la mort tragique de 1135 personnes, si ce drame a eu un tel retentissement, c’est parce que ces ouvrier·es exploité·es, menacé·es, travaillaient dans des conditions indignes pour des marques européennes de vêtements comme Mango ou Primark. La consommation effrénée, en Europe, de vêtements peu chers, portés très peu de temps - la fast fashion - causaient la mort à des milliers de kilomètres. 

Malgré ce lien évident entre des multinationales européennes et leurs sous-traitants peu scrupuleux, il n’y a alors aucun moyen juridique de tenir responsable l’entreprise donneuse d’ordre pour un mépris d’une loi ou norme sociale ou environnementale par un de ses sous-traitants. 

En France, après ce drame, ce sont les écologistes d’EELV, menés par la députée Danielle Auroi, qui porteront la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre.
Elle sera adoptée en 2017.

Et depuis, la situation s’est-elle améliorée ?

49,6 millions

c’est, d’après l’Organisation internationale du travail (OIT), le nombre de personnes qui vivent aujourd’hui dans des conditions d’esclavage moderne

160 millions d’enfants sont contraints de travailler

Beaucoup d’entreprises européennes contribuent encore aujourd’hui aux violations des droits humains et à la destruction de l’environnement. Quelque part, le long de leur chaîne de valeur (amont et aval de la chaîne de production), un fournisseur ou un sous-traitant ferme volontairement les yeux sur des pratiques intolérables, souvent sous la pression de produire plus à moindre prix. 

La bonne nouvelle, c’est que nous pouvons y mettre un terme.

Après la France en 2017, c’est aujourd’hui au niveau de l’Union européenne que se négocie un texte législatif sur le devoir de vigilance des entreprises - une directive dans le jargon européen - qui concernera les 27 États membres. 

 Au sein de la Commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie (ITRE), je me bats pour que cette directive soit la plus ambitieuse possible.

 

Le devoir de vigilance, concrètement, c’est quoi ?

Imaginons une grande entreprise française produisant des fours électriques. Tandis que l’assemblage final se fait dans une usine en France, les fibres de verre utilisées pour l’isolation thermique proviennent d’Égypte, le thermostat est fabriqué en Chine, l’acier du boîtier a été fondu au Brésil… Derrière ce four “français”, il y a peut-être des salarié·es qui travaillent dans des conditions extrêmement dégradées, qui effectuent des tâches dangereuses, nuisibles pour leur santé. Et pourtant, tout cela peut être légal. Car même si ces personnes, in fine, participent à la chaîne de production d’une entreprise française, c’est la législation des pays où se trouvent les fournisseurs qui s’applique. Et trop souvent, cette législation est peu, voire pas du tout, protectrice.

En imposant un devoir de vigilance aux entreprises, nous pourrions faire cesser ces situations injustes et imposer des conditions dignes et protectrices pour tou·tes. Le devoir de vigilance imposerait aux entreprises qui vendent leurs produits sur le marché européen d’adopter des règles internes pour que les travailleurs·euses, l’environnement et le climat soient protégé·es tout au long de leurs chaînes de valeur. 

En février 2022, la Commission européenne a fait un premier pas dans ce sens en proposant, après plusieurs années d'attente, une directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises.

Que prévoit la proposition de la Commission européenne ?

  • Les grandes entreprises doivent respecter les droits humains tout au long de leurs chaînes de valeur. En pratique, cela signifie que les entreprises devraient passer en revue les conditions de travail de leurs fournisseurs et sous-traitants. Si elles identifient des fournisseurs qui ne respectent pas les droits humains ou l’environnement, l’entreprise mère devra aider le fournisseur à changer ses pratiques. Si cela se révèle impossible, elle devra changer de fournisseur afin de mettre un terme à ces violations dans sa chaîne de valeur.

  • Les grandes entreprises doivent respecter certains standards environnementaux tout au long de leurs chaînes de valeur. Il s’agit par exemple d’une interdiction d’exporter des espèces protégées ou d’une interdiction de produire ou d’utiliser des substances nuisibles à la couche d’ozone. Comme c’est le cas pour les droits humains, les entreprises devront aider leurs fournisseurs à changer leurs pratiques ou, le cas échéant, devront se tourner vers des fournisseurs alternatifs. Au-delà de la protection environnementale, la Commission propose par ailleurs que certaines grandes entreprises européennes adoptent un plan pour conformer leurs activités à l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, l’objectif de l’accord de Paris.

  • Une série de mesures techniques visent à garantir l’application effective du devoir de vigilance. La Commission propose de mettre en place des autorités de contrôle nationales chargées de contrôler le respect du devoir de vigilance et que l’entreprise soit tenue responsable grâce à la mise en place d’une responsabilité civile. Elle propose également d’introduire un devoir de vigilance pour le conseil d’administration et les directeurs·ices d’entreprise qui devront, le cas échéant, prendre des actions pour mettre fin à ces violations.

La proposition de la Commission va dans la bonne direction. Mais elle doit être renforcée et être plus ambitieuse sur le climat.

Suite à la publication de la proposition de la directive par la Commission européenne, c’est désormais au Parlement européen d’établir sa position sur la directive. Plusieurs commissions parlementaires, 13 exactement, en fonction de leurs domaines de compétences, planchent actuellement sur le texte. Les député·es européen·nes peuvent, en déposant des amendements au texte, proposer par exemple d’aller plus loin que la Commission dans certains domaines ou d’enlever d’autres éléments de la proposition de la directive.

Rapporteur sur cette directive pour le groupe des Verts/ALE en Commission ITRE, j’y défends la position des écologistes. Concrètement, cela m’a permis dans un premier temps de déposer des amendements pour que la proposition reflète mieux les ambitions écologistes sur le nombre d’entreprises et de secteurs concernés et sur les ambitions climatiques notamment. J’ai ensuite défendu cette position écologiste face à la rapporteure libérale du groupe Renaissance (macronistes) et ses allié·es de droite et d’extrême-droite) dans les négociations qui ont suivi.

Un devoir de vigilance écologiste, ce serait quoi ?

Je propose d’aller plus loin que ce qu’a proposé la Commission européenne. L’UE doit légiférer pour que cessent les violations des droits humains et les atteintes à l’environnement dans les processus de production de biens et services que nous consommons en Europe; pour que les grandes entreprises donneuses d’ordre soient tenues responsables des actions de leurs filiales et de leurs sous-traitants; et pour qu’elles limitent leurs émissions de gaz à effet de serre.

Au Parlement européen, j’ai déposé de nombreux amendements en ce sens pour renforcer la directive et permettre que cet outil législatif ait un véritable impact en matière de durabilité.


Trois exemples : le nombre d’entreprises, les secteurs économiques concernés et l’urgence climatique.

  • 1 %. C’est le pourcentage des entreprises européennes qui seraient tenues d’appliquer le devoir de vigilance, de l’aveu même de la Commission européenne, qui propose que cette obligation ne s’applique qu’aux très grandes entreprises. Dans mes amendements, je propose que la directive s’applique à un plus grand nombre d’entreprises pour qu’aucune n’échappe à ses devoirs et au respect des droits.

  • Les secteurs concernés. Les activités de certains secteurs économiques sont plus susceptibles de violer les droits humains, de dégrader l’environnement ou de contribuer à grande échelle aux changements climatiques. La Commission européenne a déjà reconnu ce fait et propose qu’une attention particulière soit portée à ces secteurs à fort impact. Mais ce n’est pas suffisant. C’est pour cela que je propose d’élargir la liste des secteurs à fort impact sur les droits humains et l’environnement pour y ajouter des secteurs comme la production de plastique, les énergies fossiles et le secteur financier qui finance encore et toujours des projets dangereux pour le climat.

  • Intégrer la question climatique Le devoir de vigilance doit aussi concerner les émissions de gaz à effet de serre qui contribuent aux changements climatiques. La référence faite au climat dans le texte d’origine est trop floue, trop brève. C’est la raison pour laquelle j’ai déposé plusieurs amendements pour que l’urgence climatique soit prise en compte dans le devoir de vigilance. Je propose notamment que les grandes entreprises soient contraintes d’élaborer un rapport pour expliquer comment elles comptent aligner leurs activités avec les objectifs européens de réduction de gaz à effet de serre pour 2030 et 2050, la fameuse « loi climat européenne ». 

Pour la droite, l’extrême-droite et les libéraux, les profits valent plus que les vies !

Je suis scandalisé. Au cours des discussions puis des négociations entre groupes politiques, les libéraux de Renaissance, la droite du PPE et l’extrême-droite de l’ECR et d’ID (les groupes politiques au Parlement européen où siègent respectivement les macronistes, LR, le RN et Reconquête) se sont opposés avec force à la proposition de la Commission. Ces député·es veulent à tout prix empêcher l’introduction d’un devoir de vigilance. Pour ces élu·es, seule la croissance économique et les profits comptent. Peu importe que des entreprises européennes soient responsables, directement ou indirectement, de violations de droits humains et de la destruction de l’environnement dans d’autres pays. 

Certains ont même proposé de rejeter purement et simplement la proposition de la Commission afin d’éviter qu’un devoir de vigilance ne soit introduit sous quelque forme que ce soit. Circulez y a rien à voir, pas de droits fondamentaux à respecter ! C’est le cas notamment d’un député allemand du Parti populaire européen, où siègent les député·es français·es des Républicains (LR), et d’un député du groupe des Conservateurs et réformistes européens, très conservateur.

D’autres, comme les libéraux (Renaissance), les conservateurs (LR) et l’extrême-droite, ont tenté de vider le texte de sa substance. À cette fin, ils ont déposé des centaines d’amendements en Commission ITRE qu’ils ont ensuite défendus sans scrupules dans les négociations. 


Deux exemples :

  • Pour la Commission européenne, les entreprises devraient veiller à ce qu’aucune de leurs filiales ou sous-traitants ne viole les droits humains ou ne dégrade de manière considérable l’environnement tout au long de leur chaîne de valeur. C’est une approche nouvelle et prometteuse. Pour revenir à l’exemple du four, il s’agirait donc de veiller à ce que le fournisseur du thermostat ne viole pas les droits humains et que ses pratiques de production n’aient pas d’impact dévastateur pour l’environnement. Or, les libéraux, la droite et l’extrême-droite proposent que ce devoir de vigilance ne s’applique qu’à un nombre restreint de fournisseurs.

    Cela viderait complètement le texte de sa substance ! C’est inacceptable !

  • La Commission propose que les entreprises changent de fournisseur si ce dernier s’est rendu coupable de graves violations en matière de durabilité. C’est le seul moyen pour être sûr que les pratiques changent vraiment. Pourtant, les conservateurs proposent un amendement pour que les entreprises puissent continuer à faire appel à une entreprise, même si celle-ci est coupable de graves incidences négatives. 

    Pour la droite européenne, de moins en moins humaniste, les profits valent toujours plus que les vies !

Un compromis vidé de toute substance

Après le dépôt des amendements, il faut négocier un texte de compromis qui constituera, une fois adopté, la position de la Commission ITRE.

Négociant pour mon groupe des Verts/ALE, j’ai rappelé aux député·es libéraux·ales et de droite que la protection des droits humains et de l’environnement n’était pas négociable et qu’elle prévalait sans contestation possible sur les profits court-termistes de quelques multinationales. Avec les groupes progressistes, nous souhaitions aller au-delà de la proposition de la Commission européenne, tout en en préservant les avancées. Une ambition que les groupes conservateurs ne partageaient pas. Il n’a donc pas été possible d’aboutir à un compromis commun de tous les groupes politiques.


À l’issue des négociations, deux propositions d’avis se sont opposées :

  • Celui du groupe des macronistes, Renaissance, qui proposait, soutenu par la droite et l’extrême droite, de vider la proposition initiale de sa substance, supprimant quasi sans exception tou·tes les propositions qui pourraient conduire à un réel changement …et mieux protéger les droits humains et l’environnement

  • Ma proposition qui appelait à la mise en place d’un devoir de vigilance ambitieux et qui a été soutenue par les groupes progressistes.


Pour que le devoir de vigilance soit le plus ambitieux possible, j’avais insisté sur un certain nombre de points :

  • Alors que la droite voulait exclure la plupart des entreprises du devoir de vigilance, j’avais proposé que le devoir de vigilance s’applique à toutes les entreprises de plus de 250 salarié·es et un chiffre d’affaires de plus de 40 millions d’euros. Pour certaines entreprises avec des activités à haut risque de violations de droits humains (comme la production de textile), le devoir de vigilance ce serait appliqué aux entreprises de plus de 50 salarié·es avec un chiffre d’affaires de plus de 8 millions d’euros

  • Le processus de fabrication d’un produit peut être divisé en de nombreuses étapes. Alors que certaines sont au cœur du processus de production, d’autres sont moins visibles. Tandis que la droite proposait d’exclure toutes les étapes moins visibles du devoir de vigilance, je souhaitais au contraire inclure le plus grand nombre d’opérations commerciales possibles

  • Les violations des droits humains et la destruction environnementale sont plus fréquentes dans certains secteurs que dans d’autres. C’est ce dont la proposition de la Commission européenne tenait compte et c’est ce que j’ai repris dans mon texte de compromis. J’ai proposé d’élargir la liste des secteurs à haut risque à la production de fourrure, le raffinage de ressources minérale ou encore le secteur de la construction

  • Parallèlement, il me tient à cœur de soutenir les petites et moyennes entreprises (PME) par des mesures appropriées. C’est la raison pour laquelle j’avais proposé que les grandes entreprises aident les PME avec lesquelles elles sous-traitent à mettre en place les mécanismes nécessaires au respect des droits : conseils ou soutien financier.

La droite, Renaissance et l’extrême droite ne m’ont pas suivi sur ces propositions et ont voté pour le compromis qui freine tout progrès en matière de protection des droits humains et de l’environnement.

Pour ces député·es, les vies humaines, la biodiversité ou encore le climat ne valent pas d’être protégés quand les chiffres d’affaires des entreprises sont en jeu. Véritables porte-voix, sans la moindre réserve, des entreprises européennes, ces député·es ne voient dans la protection de nos biens communs qu’un obstacle supplémentaire à la reprise économique et à la croissance. Leur cynisme est tout bonnement écœurant.  

Alors, tout est perdu ?

Non, tout n’est pas perdu ! Ce texte va encore passer de nombreuses étapes où il pourra être amendé et, espérons-le, amélioré. En tous cas, les élu·es écologistes au Parlement européen vont continuer à se battre dans les autres commissions parlementaires.

Les avis de la Commission ITRE et des autres commissions seront ensuite transmis à la Commission des Affaires juridiques qui est la commission principale chargée de rédiger la proposition de rapport du Parlement européen sur la proposition de la Commission européenne.

Une fois que la commission des affaires juridiques aura établi son rapport, tou·tes les député·es seront amené·es à se prononcer sur le texte lors du vote en séance plénière. Ce vote arrêtera la position du Parlement européen sur la proposition de directive.

En parallèle, le texte est discuté au Conseil de l’Union Européenne qui réunit les ministres des États membres qui ont compétence dans ce domaine. Dans le cas de la directive Devoir de vigilance, ce sont les ministres chargés des entreprises et de l’industrie qui se retrouvent au sein d’un Conseil “Compétitivité”. La France, épaulée par l’Italie, souhaite affaiblir la portée du texte. La France fait notamment pression pour que le devoir de vigilance ne s’applique qu’à un nombre restreint des activités des entreprises – un des points que les député·es de Renaissance ont déjà poussé en commission ITRE du Parlement, comme expliqué plus haut.

Les textes adoptés par le Parlement européen, le Conseil et la proposition initiale de la Commission européenne seront ensuite discutés pour aboutir à un texte commun : la directive sur le devoir de vigilance des entreprises, que les Etats membres devront transposer dans leurs législations nationales dans un délai donné. 

À chacune de ces étapes, les écologistes continueront de se mobiliser. Trop souvent les multinationales multiplient les sous-traitants, se lavant les mains des conditions de travail de leurs employé·es, de celui d’enfants !, ou des conséquences de leurs processus de production sur l’environnement ou le climat. De temps en temps, un drame, comme celui du Rana Plaza, nous rappelle tragiquement les conséquences de leurs négligences. Elles promettent alors d’être plus vigilantes. Jusqu’au drame suivant…

Les promesses ne sont plus suffisantes ! Ce cynisme d’un capitalisme débridé doit cesser ! La directive européenne sur le devoir de vigilance, à condition d’être renforcée, peut y contribuer.